Le bonheur. Amandine, du haut de sa fenêtre, regardait son propre mariage avec émotion et émerveillement. Sa famille, ses amis, les proches de Jeff, tous réunis pour eux, sur cette terrasse magnifique surplombant une baie turquoise irradiée de soleil. Amandine était attendue, dans moins d’une heure elle dirait oui sous une tonnelle fleurie et décorée d’oiseaux de paradis, mais elle profita encore un moment de cette vue dont elle voulait graver les moindres détails dans sa mémoire.
L’instant d’avant, sa mère, sa sœur et sa meilleure amie et témoin, Laure, l’entouraient dans sa chambre pour parfaire sa tenue. Une robe simple, une coiffure assez sobre. Amandine n’avait pas voulu en faire trop. Le décorum imposé par la fortune de la famille de Jeff suffisait. Elle avait évité le pire, comme l’arrivée en hélicoptère ou le lâcher de 1000 roses dans la mer, au moment du Oui. Elle avait aussi dit non, au grand dam de sa future belle-mère, à un concert privé de la star de 13 ans Kate Blaze, cousine du marié. Mais évidemment, elle n’allait pas dire non à tout et pas à ce mariage au bout du monde, dans cette île de milliardaires. Jeff l’avait convaincue de payer le voyage et l’hébergement pour tous les invités. Bien sûr, Amandine avait refusé. Avant d’accepter : finalement, pour sa belle-famille, ce n’était pas grand chose. Et pour la sienne, un superbe cadeau. Tous, réticents, avaient accepté, à la condition de pouvoir eux aussi organiser une réception, certes moins grandiose, dans les mois à venir, en France.
Seules quelques personnes chères à son cœur, comme sa grand-mère adorée, Carlotta, n’avait pu venir. Pour elles, un système vidéo retransmettant tout le mariage en direct avait été mis en place. Jeff avait aussi placé d’immenses écrans autour de la villa, dans le jardin, pour que personne ne puisse rater une seconde de l’événement.
Amandine sortit de sa chambre et descendit tout doucement. Elle voulait, avant de faire son apparition, s’isoler encore quelques minutes dans un petit cabinet pour faire un petit coucou à Carlotta. Elle se glissa dans la pièce, fraîche, grâce aux stores baissés. Amandine prit une petite caméra posée sur un guéridon et la fixa sur un trépied lorsqu’elle entendit un gémissement. Intriguée, elle se figea pour écouter. Un nouveau gémissement. De plaisir. Elle s’avança à pas de loup vers la porte du fond, donnant sur une petite bibliothèque consacrée à la plongée sous-marine. Du bout des doigts, elle poussa doucement la porte et vit sa meilleure amie et témoin, Laure, la tête renversée en arrière, les seins nus, haletante, les doigts enfoncés dans la chevelure d’un homme à genoux la tête entre ses cuisses écartées. Jeff. Son futur mari. Bouche bée, Amandine allait crier. Elle se ravisa. Sans bruit, elle alla chercher la caméra montée sur trépied et la mit en marche. Elle la brancha sur le circuit de diffusion générale qu’elle alluma en montant le son au maximum. Puis, chancelante, elle sortit sur la terrasse. Les invités virent deux choses en même temps. Elle, qui s’écroula sur une table, sonnée. Et sur les écrans gigantesques disposés sur la façade et dans le parc, un orgasme déchirant suivi de l’image de Jeff, cheveux en bataille, le sourire aux lèvres, l’œil mi-clos, qui se relevait et se retournait vers la caméra.
Juste avant de perdre connaissance, Amandine vit sa future-ex-jamais-belle-mère ouvrir la bouche à s’en décrocher la mâchoire.
*
« Et Laure, tu l’as revue depuis ?
Avant de répondre, Amandine passa la commande à la serveuse qui passait à côté de leur table.
« A ton avis ? Jamais je ne reverrai cette salope. Ce que j’espère, c’est que jusqu’à leur mort ils vivent avec la honte de m’avoir trahie et la honte de s’être exhibés devant 500 personnes en tenue de soirée.
- Il faut dire que tu y es allée très fort, répondit Malak, visiblement très amusée.
- Oui et non. J’ai fait ça par instinct, une revanche immédiate. Mais j’aurais peut-être dû attendre, faire semblant de ne pas les avoir surpris et de dire devant l’autel, « euh non, en fait jamais je ne veux devenir l’épouse de ce salaud », avec un grand sourire.
- Quel salaud, quand même… Le jour de son mariage… Et avec ta témoin…
- C’est drôle, depuis j’ai entendu d’autres histoires du même genre. La mariée qui se tape le frère de son fiancé, le petit cousin de la mariée qui dévaste la suite nuptiale en organisant une skin party sauvage avec tous les 13-17 ans de la noce… »
La serveuse, visage allongé, grisâtre, queue de cheval tombante, tablier rose, déposa les desserts devant les deux jeunes femmes. Malak se pencha vers Amandine :
« Bon, ok, c’était super dur, mais tu n’as pas trop de souci à te faire. Pas mal de mecs te tournent autour à la rédaction, non ?
- Bof, lâcha Amandine en gratouillant son fondant avec sa cuillère, à dire vrai, je n’ai vraiment pas la tête à ça. Je n’arrête pas de repenser à ce gâchis. Finalement, dans toute cette histoire, celle qui a le plus honte, c’est moi. Tu me vois, la prochaine fois que je présenterai un type bien à ma famille et mes amis ? Tout le monde aura dans un coin de sa tête « Et celui-là, qui va-t-il se taper ? »
- Fais gaffe, Amandine, ne deviens pas parano, quand même. Tu n’as que 28 ans, sois pas trop pressée... Tu devrais prendre le temps de vivre un peu seule avant de te relancer dans une relation sérieuse. Pense pas à ça. Regarde moi, par exemple : un mec dans chaque arrondissement !
- Vraiment ? sourit Amandine, les yeux écarquillés.
- Pas tout à fait, répondit Malak, sourire aux lèvres, l’air pensif. Il me manque encore le 12ème et le 17ème. »
Elles éclatèrent de rire toutes les deux. Pour Amandine, le premier rire depuis 3 semaines. Après le scandale du mariage, elle était rentrée avec sa famille par le premier avion, laissant derrière elle un énorme gâchis, des pièces montées sublimes et intactes, un Jeff totalement prostré.
*
Amandine avait passé la première semaine seule à Paris. Elle avait tout de même conservé sa robe de mariée, après avoir voulu la jeter dans un premier temps. Elle s’était ravisée car elle l’aimait beaucoup. Un jour, elle la ressortirait, la ferait recouper et la porterait. Du coup, elle l’avait mise sur cintre et accrochée à une poignée de porte.
Elle n’était pas sortie de chez elle, ravitaillée par des livreurs de sushis ou de mezze. Abrutie devant la télé allumée 24h/24, elle avait tenté de temps en temps quelques sorties sur son balcon de 1 m sur 2, dans son yoga pant, son sweat à capuche et ses babouches.
Un jour, son mug à la main, elle avait aperçu dans l’immeuble en face une vieille dame prendre son dîner toute seule devant un jeu télévisé. L’effet miroir avait été immédiat. Elle s’était plantée devant sa glace. Elle qui, voici quelques jours, était mince, bronzée et rayonnante, était devenue une chose blanche, flasque et triste surmontée d’une touffe terne rappelant de loin ses cheveux.
La colère l’avait alors envahie. Pourquoi devait-elle se mortifier, elle ? Elle n’avait rien à se reprocher. Elle avait alors éteint la télé, pris une douche, choisi une petite robe de derrière les fagots, appelé son dernier ex, dîné avec lui. Puis elle lui avait proposé de monter chez elle, lui avait bandé les yeux pour un jeu croustillant et l’avait relâché au petit matin, satisfaite, réconciliée avec elle-même.
La deuxième semaine, Amandine retourna travailler. Elle présentait une petite rubrique d’information culturelle à 12h45 sur la chaîne d’informations en continu Infolive. Personne n’était au courant du fiasco de son mariage. Tout le monde avait imaginé qu’elle revenait tout juste de son voyage de noces. Avec beaucoup d’appréhension, Amandine avait décidé de dire toute la vérité, de façon très souriante, comme déjà très détachée. A 9h elle entrait dans le hall. A 9h50 toute la chaîne était au courant. La jeune et jolie journaliste à qui tout réussit, bientôt mariée avec un mec hyper riche, terminé. Retour sur terre façon crash. Dans les yeux des stagiaires, des journalistes, des pigistes, des cadreurs, des ingénieurs du son, des éclairagistes, Amandine rencontrait cette incrédulité mêlée, selon les personnes, de sadisme, de satisfaction, de compassion, d’amusement…
Amandine entra dans la loge maquillage. Sweeney, jeune femme très ronde à la peau mate et veloutée qui lui donnait des faux airs de pêche géante et appétissante, fondit en larmes aussitôt. Amandine la savait sentimentale. Elle la prit dans ses bras et la consola, un comble. Elle lui tapota l’épaule et lui chuchota : « Sweeney, j’ai antenne dans 12 mn et j’aimerais avoir le temps de boire mon petit thé avant…
- Bien sûr, bien sûr, renifla Sweeney en se redressant et en remettant d’un doigt sa bretelle de soutien-gorge qui avait glissé. Assieds-toi, ma chérie. Mais comment as-tu survécu, comment ce salaud a pu te faire ça, à toi !?
- Bof, tu sais, c’est peut-être lui le plus à plaindre.
- C’est bien un truc de mec, rétorqua Sweeney, définitive. Tirer dans tous les coins quand ils ont une perle sous le nez. Ma pauvre chérie. Du coup je vois que tu es un peu pâlotte. Je te fais un teint retour de week-end ?
- Oui, c’est bien. Et si tu peux m’enlever ces cernes, là, on dirait que je sors de Twilight.
- HiHi, m’en parle pas, je fantasme total sur Edward. Ce qu’il est beau, celui-là. J’en ferais bien mon casse-croûte du vampire…
- Et en ce moment, tu vois quelqu’un ?
- Toujours mon homme marié. Au début je me disais c’est cool, au moins celui-là ne me fera pas chier, je ne risque pas d’être amoureuse. Et bien sûr j’ai rien vu venir. Je ne supporte plus l’idée qu’il soit avec sa femme. Mais je ne supporterais pas l’idée qu’il la quitte pour moi. J’aurais plus confiance, tu comprends ? S’il la trompe avec moi, il me trompera avec une autre. Les lèvres, un peu de rouge ? »
Amandine finit son mug de thé, alla se placer sur le plateau et prit une grande respiration. Les pubs se terminaient. Le générique commença. Elle sourit et se lança : « Bonjour, aujourd’hui nous allons parler des Time Capsules de Warhol… »
4 mn plus tard, elle envoya le générique de fin et s’assit sur le fauteuil, vraiment heureuse d’avoir repris le direct, cette dose d’adrénaline, cet exercice excitant de pédagogie et de séduction express.
Revenue à son bureau pour préparer son sujet du lendemain, elle s’attendit comme d’habitude à ses quelques mails d’admirateurs habituels et aux ronchons qui lui reprochaient une date fausse ou la mauvaise prononciation d’un nom russe. Mais dans la liste qui s’affichait sur son écran, un nom capta son attention : Lancelot Brizac. Son petit ami de maternelle. Un petit brun au nez droit, avec une touffe de cheveux incroyable. Un petit garçon vif, fantaisiste, un peu dans la lune.
Elle eut envie de le revoir.
Elle eut envie de le revoir.